VICTOR DE CESSOLE
Quand, en 1889, un jeune niçois du nom de Chevalier Victor De Cessole s’inscrit au «Club Alpin Français», personne ne peut imaginer quel alpiniste de valeur il va devenir. C’est sur les recommandations de son médecin, qui lui conseille une activité de plein air, que Victor De Cessole, alors âgé de 30 ans, découvre la montagne. Frédéric Faraut, président de la section du C.A.F., le conduit à la Madone-de-Fenestre.
Ce contact avec la haute montagne l’enthousiasme et l’incite à de nouvelles randonnées.
En Juillet 1890, il gravit le Clapier, et en Août le Clapier et le Gélas. Victor De Cessole contracte alors le virus de l’étude et de la découverte de la montagne.
Membre d’une vieille noblesse provinciale, le chevalier Victor De Cessole n’en demeure pas moins un homme simple aux grandes qualités humaines, membre et président de nombreuses sociétés de secours, de bienfaisance. Niçois, issu d’une famille profondément enracinée dans ses terres, passionné par ce pays niçois, il participe notamment à la fondation de l’»Academia Nissarda». Il est aussi un bibliophile ardent, et de cette passion découlera le goût de l’écriture.
Par ses écrits fort agréables, nous pouvons revivre aujourd’hui, pas à pas, sa conquête des hautes cimes. De plus, habile photographe, il nous a légué de nombreuses et magnifiques photographies, notamment celles qui nous font découvrir la technique et les moyens des alpinistes de l’époque.
Quand Victor De Cessole découvre la montagne, très peu de sommets ont été gravis. Ceux qui l’ont été ne sont parcourus que par leur voie normale. C’est Louis Maubert, autre alpiniste marquant de l’époque, qui inaugure l’exploration des faces et des arêtes. Employé à la S.B.M. à Monaco, Louis Maubert, en véritable pionnier, accomplit de nombreuses ascensions, dont quelques-unes en compagnie de sa fille Elisa. En collaboration avec le chevalier Victor De Cessole, il publie quelques monographies sur le haut Boréon, le Cayre-de-Cougourda, la vallée la montagne, pour la montagne. Ce trio formé par le guide Plent, Maubert et Cessole, raflera à peu près toutes les premières de l’époque, explorant systématiquement tout le massif.
Cessole, en vrai montagnard chevronné, participe aux activités du «Club Alpin Français». En 1891, il devient conseiller du C.A.F., en 1894 il est élu secrétaire général, puis en 1900 président. Il fera construire des refuges afin de faciliter l’approche de la montagne; il participera au grand courant montagnard de l’époque, gravira les grandes cîmes telles le Mont-Blanc, le Cervin, la Meije…
Cessole, alors pourvu d’une fantastique expérience montagnarde, en fera généreusement profiter les jeunes. C’est la grande époque: les montagnes sont comme des temples que les alpinistes viennent respectueusement visiter. L’esprit du montagnard alpiniste de l’époque est loin, très loin de la prouesse purement sportive. L’élévation spirituelle et intellectuelle comptent pour une grande part dans la motivation.
Victor De Cessole et les membres du Club Alpin éduquent les jeunes, d’abord par un profond amour et un respect absolu de la nature, on aborde la montagne en premier par la contemplation, puis par la connaissance du milieu. C’est l’époque où, à chaque ascension, l’alpiniste note scrupuleusement la flore, la faune rencontrées, la météorologie, puis les altitudes, les horaires des diverses haltes. Tout est scrupuleusement noté, avec passion.
Un fort esprit d’aventure mêlé à cette grande quête philosophique et intellectuelle, caractérisent les alpinistes de cette période.
Il est tout à fait passionnant d’imaginer ces pionniers partant à la découverte de ces montagnes, de ces parois désertes de toute trace humaine et pourtant si riches de leur identité naturelle… Esprit de conquête ou plutôt esprit de découverte, le même qui anime l’artiste dans sa quête philosophique de recherche et de création, l’»homme alpiniste», venant chercher l’osmose parfaite avec la nature dans sa simplicité la plus totale.
Le chevalier De Cessole fera ainsi naître de nombreuses vocations d’alpinistes, de «montagnards» comme on aime à le dire à cette époque, une époque où l’on commence par apprendre que le plaisir, la richesse, viennent d’abord du contact simple avec la nature, les grandes ascensions ne venant qu’après, pour satisfaire l’expérience du montagnard et son esprit d’aventure.
Le Club Alpin est alors une «grande famille». On s’occupe beaucoup des jeunes, des «scolaires» comme on dit à l’époque. Le jeudi et le dimanche, on les entraîne sur les sentiers, puis l’été vers les hauts sommets. De Cessole, très volubile, leur explique longuement «sa» montagne. Durant le mois d’Août, il réside à la Madone- de-Fenestre et les jeunes le suivent. Jacques Brocardi, qui fut l’un de ces «scolaires» se rappelle la merveilleuse ambiance familiale qui régnait alors avec Cessole, homme simple aux profondes qualités humaines.
Parmi ces scolaires figure aussi Vincent Paschetta, qui s’illustrera rapidement dans l’ouverture de nombreuses voies. Ayant pris l’habitude de tout noter sur un carnet, sa formidable connaissance du massif lui permettra de rédiger plus tard toute la série des fameux topoguides Paschetta.
Mais Cessole est aussi l’homme des grandes conquêtes, l’aventurier, le conquérant, poussant le merveilleux guide Jean Plent à se surpasser. Ensemble, ils réussiront d’innombrables ascensions du Corno-Stella. Une voie d’envergure sur un sommet mythique, avec des passages d’escalade très engagés, l’oeuvre d’un trio aux noms presque inséparables: Andréa Ghigo, le merveilleux guide de Valdieri, frère d’arme de Jean Plent, et le chevalier De Cessole, armateur de l’équipe.
Le récit de Cessole sur la première du Corno est très émouvant !
Le 22 Août, les trois hommes se mettent en route de bon matin, et en trois heures parviennent au pied de la paroi, une paroi explorée les jours précédents par les guides. Ils quittent là, au pied des rochers, les sacs, et n’emportent que le strict nécessaire: une petite gourde d’eau, un flacon d’alcool de menthe, des biscuits au chocolat. Puis l’escalade commence, par une fissure qu’il est facile d’observer de la vallée; les hommes continuent ensuite par une traversée en dalle horizontale, très aérienne, terminée par une courte cheminée débouchant sur la bande de quartz qui marque obliquement la muraille du Corno. L’escalade continue directement dans la face, jusqu’à une nouvelle fissure qui conduit les alpinistes au pied d’une plaque particulièrement abrupte, à l’aspect infranchissable.
Jusque là, tout le parcours, bien que malaisé, s’était accompli dans des conditions excellentes, mais là, la difficulté semble insurmontable. Seul, à gauche de la plaque noire, un escarpement rocheux paraît peut-être vulnérable. La décision d’abandonner cette tentative est tout aussi difficile à prendre que celle de continuer cette escalade par ce nouveau pan de mur, dont la hauteur réelle échappe à leurs yeux…
Le récit de Cessole devient alors fort prenant: «La décision de continuer cette pénible escalade fut bientôt prise, parce que nous croyions d’une façon certaine qu’au-delà de cet escarpement, nous serions bien près d’atteindre au but. Jean Plent attaqua hardiment les formidables roches, tandis que Guigo et moi attendions anxieusement que notre courageux compagnon fut arrivé à bon port. Car nous ne pouvions observer la manœuvre à laquelle il devait se livrer. Dès les premières roches, Jean avait été obligé de contourner la muraille nous faisant face, puis nous l’avions vu disparaître alors que, penché sur l’abîme, son corps se mouvait en relief sur le ciel. Nous n’entendions plus ensuite que le bruit strident des clous de souliers mordant sur le rocher.
La voix de Jean arriva enfin jusqu’à nous: «C’est tout de même terrible !» Cette exclamation, dans la bouche d’un homme éprouvé tel que notre guide, caractérisait nettement les difficultés de la muraille. A cet instant, Jean détacha sous son pied un caillou, qui se précipita à quelques mètres de nous. Pour les uns et les autres, ce fut naturellement un sujet d’effroi.
Nous fûmes bientôt réconfortés lorsque nous entendîmes Jean, parvenu au haut du passage, s’écrier victorieusement: «Pauvre Corno, cette fois-ci nous te tenons !».
Jean avait bien fait d’arriver en lieu sûr, car il était à bout de corde; les 25 mètres étant complètement employés, le pas franchi atteignait donc une hauteur de près de 24 mètres. Aidés par la corde, De Cessole et Ghigo rejoignirent Plent. Et De Cessole poursuit: «La traversée que nous venions d’accomplir est véritablement effrayante, puisqu’elle s’est effectuée sur le vide absolu, dans des conditions d’exceptionnelles difficultés.
Je n’ai pas souvenance d’avoir jamais affronté dans les Alpes un passage aussi scabreux; la dénomination de «mauvais pas» peut, sans conteste, lui être attribuée.
Jean Plent a eu l’honneur et le mérite de réussir le premier, par ses propres moyens, cet extraordinaire tour de force».
Véritable tour de force, en effet, que le franchissement de ce passage, qui ouvrait la voie vers le sommet d’une magnifique ascension, et qui marquait le couronnement de plusieurs années de campagnes alpines dans la région. M.L. Maubert en fera la seconde ascension le 10 Septembre suivant, avec les mêmes guides, se hissant littéralement à la corde dans le passage du Mauvais Pas.
Jean Plent déclara, lors de cette seconde ascension, avoir ressenti plus de fatigue et d’émotion, le recul pris et l’enthousiasme de la première disparu. Peut-être s’était-il mieux rendu compte de la grandeur du danger !
Aujourd’hui, il est courant de voir plusieurs pitons dans cette dalle !…
Puis Cessole continua à parcourir la montagne, le plus souvent avec le fidèle Jean Plent. Des milliers d’heures passées ensemble pour l’amour, la passion de la montagne, et aussi une contemplation méticuleuse des choses de la nature, qui semblaient faire baigner toute ascension, même les premières, les plus scabreuses, dans une douce impression de promenade botanique.
Cessole note par exemple, lors de la première ascension de l’Argentera par la muraille occidentale: «La végétation n’était pas extrêmement abondante dans ces roches escarpées, et malgré l’attention qu’exigeait cette grimpade ardue, je m’étais livré entre 3000 et 3250 mètres à une nouvelle cueillette de plantes: Artemisia Spicata Wulf, Cardamine Resedifolia L., Erigeron Alpinus L., Eritrichium Nanum Schrad, Phytheuma Pauciflorum M., Pyrethrum Alpinum Willd, Ranunculus Glacialis L. (je n’ai récolté qu’un seul exemplaire de cette plante rarissime), Rhododendron Ferrugineum L., Saxifraga Bryoides L., Saxifraga Retusa Gouan, très rare Silene Acaulis L.».
Le moins que l’on puisse dire
est qu’à cette époque, on ne passait pas à côté des choses sans les voir !
Une époque où, si l’escalade, l’aventure avaient de l’intérêt, on considérait la montagne comme un ensemble de choses faites, construites et ordonnées par la nature: le grand alpiniste était non seulement celui qui grimpe et arrive le premier sur un sommet, mais aussi celui qui a une grande connaissance de la géographie, de la géologie, de la botanique, de la météorologie… Et s’il y a leçon à tirer, je crois que c’est là le plus bel héritage de Victor De Cessole !